Nous l’avions prévu. Ollanta Humala, chef de l’ancien Parti National Péruvien, qui va avoir 49 ans le 27 juin, a été élu à la Présidence du Pérou, sous l’étiquette d’un nationalisme de gauche, faite d’une coalition hétéroclite de petits partis extrémistes et modérés, intitulée Gana Peru. Il sera officiellement investi le 28 juillet, date de la célébration de la fête nationale.
Ollanta Humala succèdera, ainsi, à Alan Garcia, l’ancien ami et élève de François Mitterrand à la Sorbonne qui, après un premier mandat « révolutionnaire » (1985-1990), où il s’était opposé aux diktats du FMI sur le recouvrement de la dette en nationalisant les banques et en créant une hyper inflation à quatre chiffres, avait fomenté le terrorisme du Sentier Lumineux et plongé le pays dans la violence de la guerre civile pendant plus d’une décennie. Alan Garcia, pourtant impopulaire, avait été réélu en 2006, comme un moindre mal devant le saut dans le vide que représentait, déjà à l’époque, le candidat nationaliste, Humala.
Le Pérou, qu’il laisse à son ancien rival, est un Pérou en pleine croissance (+7% depuis le début de l’année avec une moyenne durant son mandat de +5%), porte d’entrée, depuis Fujimori, des investissements asiatiques en Amérique du Sud, mais aussi, points négatifs, un pays qui figure parmi les cancres de l’Amérique du Sud pour la piètre qualité de son système éducatif, ses bas salaires ou l’étendue de son secteur informel de l’emploi (73%), pourtant véritable soupape de sécurité de la misère et de la pauvreté dans les zones urbaines périphériques de la capitale.
A propos d’Alan Garcia, Wikileaks, la voix officieuse de l’Amérique des renseignements, avait parlé d’un « ego colossal », nous rappelant celui démesuré du délinquant sexuel, Dominique Strauss-Kahn. Pendant la campagne électorale, la rhétorique triomphaliste de l’ancien président péruvien avait insisté sur ses résultats économiques productivistes, les grands travaux publics entrepris sous le slogan d’El Peru Avanza. Reconnaissons, quand même, qu’Alan Garcia réussit, dans son second mandat, à diminuer la pauvreté, en faisant passer les chiffres de 49% en 2005 à 30% en 2011.
Or, Ollanta Humala a été élu par les pauvres et il aura pour priorité de redistribuer les fruits de la croissance (8,7 % en 2010), dans un des pays qui reste l’un des plus inégalitaires du monde. Curieusement, dès la proclamation des résultats officiels, comme d’ailleurs tous les outsiders péruviens parvenus au pouvoir ces dernières années (Fujimori, Toledo), le nouveau Président péruvien s’est empressé de rassurer Washington, ambassade incontournable à Lima, les investisseurs étrangers (israéliens et asiatiques), très présents dans le pays, et les élites financières et bancaires.
Pourtant, ses militants ne souhaitaient-ils pas, dans des meetings très enflammés, nationaliser les entreprises étrangères, « tuer les homosexuels », « exproprier les riches » et « expulser les étrangers » en prenant modèle sur la révolution bolivarienne ?
une possible alliance Perou, Bolivie et Venezuela
Elu par le Pérou amérindien, spectaculairement sous-développé
Distribuer les fruits de la richesse aux pauvres et aux démunis, c’est sur cette promesse quelque peu démagogique qu’Ollanta Humala a été clairement élu ! Il l’a, d’ailleurs, été plutôt bien (51,4% des suffrages), preuve qu’il a forcément reçu l’appui des classes moyennes, c’est-à-dire d’un vote modéré qui lui manquait entre les deux tours. Les classes moyennes sont restées en réalité sceptiques jusqu’au bout sur le retour au pouvoir du clan Fujimori, représenté au second tour par sa fille aînée, Keiko.
Ces classes moyennes ont sans doute été rassurées par les derniers discours, modérés et moins révolutionnaires du candidat de Gana Peru. Comme qui dirait, le nationaliste enflammé a su mettre de l’eau dans son vin ! Même le prix Nobel de littérature 2010, le libéral Mario Vargas Llosa, semblait avoir pris acte du second tour du 5 juillet (il avait soutenu l’ancien président, Alejandro Toledo, au premier tour), en déclarant « tout sauf Keiko Fujimori, qui serait une véritable catastrophe pour le pays ! ».
Et il ajouta que, « sans joie et avec beaucoup d’inquiétudes, je vais voter pour Humala ». Le père de Keiko Fujimori, Alberto Fujimori croupit, quant à lui, dans une prison péruvienne où il purge une peine de vingt cinq ans d’incarcération, pour violation des droits de l’homme et délits de corruption.
Le soir de l’élection, devant quelques milliers de supporters, venus célébrer sa victoire sur la place Dos de Mayo de Lima, Humala déclara : « La tâche sera difficile, mais je travaillerai à unir le peuple péruvien sans aucun type de discrimination », formule anodine mais destinée à calmer les peurs et les rancœurs nationales. Ollanta Humala a été élu par le Pérou de l’intérieur, celui des Andes ou de l’Amazonie, le Pérou amérindien, spectaculairement sous-développé (60% de pauvreté dans les zones andines avec de gros problèmes de malnutrition infantile et de désenclavement).
Le vote Humala représente le vote des exclus, le vote des gens de la montagne et de la forêt, des gens « cuivrés », le vote cholo comme, péjorativement, on l’appelle là-bas. Mais il nous faut, contrairement à la plupart des commentateurs français, nuancer et relativiser ce vote car, en réalité, le vote cholo, le vote indien a toujours marqué les élections péruviennes depuis l’échec de Mario Vargas Llosa contre Alberto Fujimori en 1990.
En fait, les cholos constituent la nouvelle classe économique péruvienne, les nouveaux riches, les « rois de la papa » (de la pomme de terre). Et eux non plus, ne sont pas près à partager leurs richesses ou à payer leurs impôts, petit sport national ! Si le vote « indien » a, depuis les années 1990, porté à chaque fois des candidats atypiques au pouvoir, les outsiders des partis politiques traditionnels devenus quasi inexistants, il n’a vraiment rien changé dans la répartition des richesses. Le pouvoir reste, par exemple, indirectement dans les mains des militaires dont, d’ailleurs, la famille Humala est issue. un leader de l’identité indienne.
Ollanta Humala : personnalité de gauche nationaliste
En effet, Ollanta Humala est un ancien militaire, formé à l’école de Chorillos de Lima. Il s’était rebellé, à la tête de son unité d’artillerie, contre l’ex-président Alberto Fujimori et fut même accusé d’exactions sanguinaires (exécutions, enlèvements, torture) contre les populations civiles dans la lutte antiterroriste dans la zone chaude de Madre Dia, zone « rouge » de la Selva Baja, repère du narcoterrorisme et des maoïstes. A un moment du second tour, Wikileaks tenta de déstabiliser, sans succès, la campagne, en ressortant cet épisode connu du soldat Ollanta par son câble n°51973 du 26 mai 2011, où il était écrit que « le capitaine Carlos Ollanta Humala a, « probablement », commis des crimes contre l’humanité en 1992 dans la zone de Madre Mia ».
Plus précisément, Humala est issu d’une famille moyenne d’Ayacucho, une ville andine du centre du pays, qui fut l’un des foyers du Sentier Lumineux et du Mrta, adeptes de l’impôt révolutionnaire et de la production de cocaïne. Par cette famille, engagée politiquement, il fréquenta très tôt les milieux anti-terroristes, c’est-à-dire les paramilitaires. Parler alors de « personnalité de gauche », comme on le fait, souvent en France, pour caractériser Humala, nous semble donc excessif.
Sous nos latitudes, horror horribilis, il serait considéré plutôt comme un fasciste, issu de la révolution nationale (le Président Velasco des années 70) et de l’ethnocacérisme. L’ethnocacérisme est une idéologie nationaliste provenant d’une interprétation de la figure patriotique d’Andres Avelino Caceres, général péruvien du siècle passé, héros de la guerre de résistance nationale contre le Chili.
L’ethnocacerisme postule la suppression du Chili, une identité spécifique et homogène du Pérou, « l’ethnie autochtone des Péruviens ». L’identité péruvienne est, pour eux, forcément indienne. Or, cette identité est forcément fantaisiste dans un pays aussi métissé que le Pérou que, d’ailleurs, le grand écrivain quechua, Jose Maria Arguedas, dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance, caractérisait comme un « crisol de razas », un « creuset de races «.
Le mouvement cacériste a été fondé par le propre père de Humala, Isaac Humala, curieux personnage de formation marxiste-léniniste, à la fois adorateur de Lénine de Staline et de Hitler, lecteur de Spengler, proche des paramilitaires et de la droite racialiste et fondateur d’un Institut des Etudes Ethnogéopolitiques, qui substitue à la lutte des classes le concept de lutte des races.
Un quasi plébiscite ethnique et populiste
Ce qui est certain c’est qu’Ollanta Humala a été très influencé par ce père autoritaire et charismatique, qui l’obligea, avec son frère, à opter pour la carrière militaire dans la perspective ouvertement affichée et planifiée, par tout le clan familial, de réaliser un coup d’état politique, de prendre, un jour, le pouvoir à Lima. Ainsi, Ollanta Humala aura réussi ce pari, fou, de devenir président de la nation péruvienne, mais finalement, de manière légale et par les discours, en se vantant de n’être « ni de droite ni de gauche mais d’en bas » !
Clairement d’’extrême droite durant sa jeunesse mouvementée, Ollanta Humala s’était proclamé, en 2006, bolivarien et partisan de Chavez contre Alan Garcia, ce qui lui avait valu sa défaite électorale aux élections de 2007. Aujourd’hui, il dit s’être rangé du côté d’une gauche alternative et modérée, celle du brésilien Lula. Bref, un itinéraire assez changeant et modulable à merci, presque pragmatique, pour ne pas trop inquiété les USA.
Le vote pour Humala n’a, donc, rien à voir avec un vote socialiste ou bolivarien, mais représenterait plutôt un vote ethnique et populiste comme celui de Morales en Bolivie, le vote ethnique de l’autre Pérou, le vote populiste du peuple andin et amérindien. Notons que ce vote ethnique a pu s’exprimer, en 2011, grâce à la bénédiction surprenante des intellectuels de gauche, tous inquiets du possible retour avec Keiko Fujimori d’un fujimorisme autoritaire et ultralibéral, pourtant impossible dans le contexte de crise internationale des années 2010. Les Indiens majoritaires représentent 45% de la population péruvienne mais ils sont trop souvent écartés des rouages du pouvoir au profit des métis et des blancs.
Si l’on regarde la répartition du vote Humala, elle est déconcertante : dans les régions d’Arequipa, de Cuzco, de Huancavelica et d’Ayacucho, par exemple, toutes situées dans les montagnes, Humala réalise, au second tour, des scores souvent supérieurs à 75%. A Puno (au sud-est, près de la frontière bolivienne), il totalise même plus de 77%, la ville et toute sa région étant, il est vrai, comme Arequipa au Sud, de tradition rebelle et même séparatiste.
C’est là, selon la tradition, que Manco Capac, le premier Inca, serait sorti du lac Titicaca sur les ordres du dieu Soleil pour fonder l’empire du Tahuantinsuyo, le fameux empire inca, dont la bannière arc en ciel est souvent confondue, par les touristes incultes, avec la bannière gay !
La fin du modèle libéral péruvien ?
Le plus curieux est que les élites économiques du pays feignent la surprise, alors qu’elles auraient du voir venir ce grand retour populiste péruvien, retour du balancier marqué ces derniers mois par d’innombrables conflits sociaux. Elles auraient du comprendre que, après l’affaire inadmissible et très mal gérée du massacre de Bagua en 2009, où Alan Garcia avait donné l’ordre de tirer sur les manifestants indiens en lutte pour leurs terres, toute l’élite blanche et militaire de Lima s’était discréditée, tandis que le pouvoir central s’était coupé définitivement et, pour longtemps, de la province.
Le modèle libéral péruvien, mis en place par les Présidents successifs du Pérou, de Fujimori à Alan Garcia, par la libéralisation des frontières commerciales et les détaxations, les privatisations et les zones franches n’a pas cessé d’être perçu comme le modèle autoritaire d’une oligarchie politico-économique, qui brille par son absence de concertation avec le peuple des campagnes et les déshérités des bidonvilles de la capitale. La décentralisation, pourtant capitale dans un pays à la tradition jacobine bien ancrée n’a été souvent que vains mots ou opportunités de corruptions diverses.
Le Sud, qui avait été frappé par un violent tremblement de terre en août 2007, n’a toujours pas été complètement relogé malgré les aides internationales qui se sont perdues on ne sait où. Or, le libéralisme économique appliqué au Pérou est celui du modèle international en vigueur partout, celui que les Occidentaux cherchent à exporter en Afrique du Nord ou à imposer par la force en Grèce, demain au Portugal et en Espagne.
Ce modèle, il faut le souligner, n’est pas intéressé par les libertés politiques et la redistribution des richesses. Il ne souhaite pas le dialogue avec les secteurs populaires. Ce modèle n’est pas en soi démocratique.
Du coup, cette posture radicale du mondialisme ne peut qu’engendrer et récolter ce qu’elle a semé : le réveil des peuples et le populisme national, le protectionnisme et la fierté patriotique, le nationalisme révolutionnaire ou l’autogestion libertaire, l’élan démocratique populaire.
Rassurer l’oligarchie sans décevoir les pauvres
Ollanta Humala suscite un immense espoir, celui du partage des richesses immenses du pays (tourisme, minier, agricole, pêche), mais son grand défi sera d’y répondre sincèrement et de mettre en place les politiques concrètes bénéficiant aux pauvres, qui ont largement voté pour lui. Il lui faudra rendre le Pérou plus juste et intégré socialement et pas seulement internationalement, à travers les alliances pro-américaines (l’Alena).
D’ailleurs, le Pérou rejoindra-t-il l’Alba, alliance bolivarienne de l’Amérique latine ? On l’espère peut-être, mais on peut en douter, tant les pressions américaines seront grandes ! Le Pérou dépend, pour la restructuration de sa dette commerciale, du bon vouloir des Etats-Unis et, en particulier, de l’aide conditionnée par ces derniers à la lutte contre l’éradication de la production de cocaïne. Les Etats-Unis disposent de bases militaires, non officielles, dans la forêt amazonienne péruvienne, bases qu’ils envisagent sérieusement de développer, à la fois pour contenir l’Equateur, la Bolivie et le Venezuela, et contrôler les réserves d’eau du poumon vert de la planète.
Dans les premiers jours qui suivirent la victoire d’Ollanta Humala, on a vu ce que cherchait avant tout le nouveau Président : amadouer les investisseurs et les marchés car, depuis des semaines, nombre de Péruviens aisés ont sorti leurs capitaux du pays, vers Miami. La Bourse de Lima a suspendu ses opérations après la proclamation officielle des résultats : elle venait d’enregistrer sa plus forte baisse de l’année (-8,71%). Il s’agit pour Humala, non plus de convaincre simplement le peuple péruvien et ses électeurs, pour disposer d’un appui social (car cet appui populaire, il l’a incontestablement), mais de garantir au monde économique et à l’élite que l’on ne touchera pas trop à ses intérêts.
L’oligarchie attend d’ailleurs, avec impatience et grande inquiétude, le nom de la future équipe gouvernementale. L’idée serait, apparemment, de reprendre l’ancienne équipe (centriste) d’Alejandro Toledo, Président péruvien de 2001 à 2006, des gens comme l’ancien ministre de l’Economie assez intègre, Fernando Zavalla, l’économiste Kurt Burneo. Ce personnel politique avait d’ailleurs rejoint, entre les deux tours, l’équipe Humala. Elle constitue de vraies garanties pour les élites. Mais, avouons que, pour le peuple, cette équipe ne brilla pas par des initiatives et des réformes hardies, pourtant nécessaires au pays.
Ollanta Moïses Humala signifie, en aymara, « le guerrier qui voit tout » mais, à notre avis, surtout son intérêt immédiat ! Son frère, Antauro Humala, plus extrémiste et exalté, en serait presque plus honnête. Nous aimerions demain pouvoir nous tromper ! Par sa solide formation dialectique et matérialiste, il saura, sans doute, s’accommoder de nombre de situations tangentes et des liens souvent nécessaires, dans le pays, avec les narcotrafiquants.
Même si le pays n’est pas le premier producteur de cocaïne, il reste le principal exportateur de la poudre blanche dans le monde, en raison du faible niveau de ses saisies. En somme, nous craignons un peu qu’il ne soit, comme l’on dit au Pérou, qu’ « un vivo » (qu’un « profiteur ») ! Enfin, il est à craindre que dans des tensions, toujours présentes avec les voisins équatoriens ou surtout chiliens, Humala ne s’emporte et cherche, s’il est coincé un jour, durant son mandat, par des scandales financiers et politiques toujours récurrents en Amérique latine, l’aventure extérieure.
La France a une carte à jouer
Le couple présidentiel – Humala est marié à Nadine Heredia, ancienne étudiante en sciences politiques qu’il avait rencontrée à la Sorbonne (Paris I) et dont il a trois enfants – est francophile. La France, dont la dette du commerce extérieur a atteint des sommets en avril (7,144 milliards d’euros), saura-t-elle passer outre ses réticences idéologiques ? Saura-t-elle enfin nommer en son ambassade du personnel compétent et non caractériel ? Pourra-t-elle activer son entreprenariat au Pérou, pays si prometteur, en tissant avec lui des liens solides ?
Le programme de Humala promet de lutter contre la corruption, de mieux répartir la richesse, de taxer les produits miniers (or, argent, cuivre, zinc) et les hydrocarbures (gaz et pétrole), d’augmenter les salaires, d’instaurer la retraite à 65 ans, la sécurité sociale pour tous, mais aussi le protectionnisme, une démocratie décentralisée et participative. Il lui faut, avant juillet, forger des alliances au Parlement, où son parti ne dispose que de 47 sièges sur 130.
Avec de telles promesses, le peuple péruvien attend forcément Humala au tournant. Espérons qu’il ne soit pas encore déçu par la « grande transformation » sociale promise ! Il est vrai que si Humala a policé son image médiatique, il ne semble pas être revenu, en effet, sur ses fondamentaux. Une nouvelle alliance antiaméricaine, avec la Bolivie ou le Venezuela, est-elle alors envisageable, alliance qui affaiblirait encore plus les Etats-Unis et servirait indirectement nos intérêts européens ?
Posté par Michel Lhomme sur METAMAG
Côte d’Ivoire : Comment l’ONUCI a participé aux tueries des civils à Duékoué
Comme le métier d’opérateur économique l’exige, je voyage bien souvent. C’est ainsi que ce dimanche 27 mars 2011, j’ai été emmené, à bord de mon véhicule personnel, à partir d’Abidjan en compagnie de deux amis. Direction Man. N’ayant pas vite pris le départ d’Abidjan, nous pointons au corridor de sécurité de Duékoué à 20 heures 30 minutes. Là, nous découvrons une situation bien inhabituelle, bizarre même. Le corridor était fermé à la circulation ! Comme témoigne la herse qui traverse entièrement la chaussée. Nos nombreux Klaxons pour amener les maîtres des lieux à dégager la herse restent sans écho favorable. Le corridor présentait un calme de cimetière. Il n’y a aucune âme qui vit. On finit par comprendre que les agents de sécurité sont tapis dans l’ombre. Mais on comprendra le pourquoi un peu plus tard. Toujours est-il qu’on a rebroussé chemin pour replier sur le carrefour de Guessabo (40 kilomètres), attendant le jour pour repartir. Juste le temps de voir plus clair dans la situation. «Il y a couvre feu à Duékoué, mais habituellement, c’est à 21heures. Cette fois, ils ont fait 19 heures, ils n’ont pas dit qu’ils son forts, demain ils vont voir», explique un jeune chasseur traditionnel Dozo, à Tobly-Bangolo, où on avait marqué un arrêt pour s’informer. A Guessabo, nous passons la nuit dans le véhicule tout comme de nombreux véhicules de transport en commun avec leurs passagers. Man, Duékoué, Guiglo, Zagné, Taï, Bloléquin et Toulépleu sont les destinations des voyageurs rassemblés pour la circonstance à Guessabo carrefour. 6heures, nous revoilà au corridor de l’entrée de la ville de Duékoué, ce lundi 28 mars 2011.Si la herse est dégagée de la voie cette fois-ci, certains soldats loyalistes, armes au poing, sortent brusquement du fourré pour nous intimer l’ordre de faire demi-tour. Une manœuvre que nous n’avons pas fini de faire quand la réponse est donnée à toutes nos interrogations de la veille. C’est que Duékoué est le théâtre de violents combats entre les forces loyalistes et les forces pro-Ouattara. Crépitements, détonations et explosions les plus assourdissants se faisaient entendre dans la ville située à 500 mètres de ce corridor de sécurité.
Dans le village de Niambly déserté où on a trouvé refuge dans la précipitation, la sécurité, évidemment, est loin d’être garanti. Surtout que les forces pro-Ouattara, venues du coté de Guessabo, avaient coupé toute cette zone du fleuve Sassandra. Pris entre deux feux, tous les automobilistes dont certains essuyaient des tirs déjà ne pouvaient trouver d’autres solutions que de faire irruption dans le camp onusien, un contingent marocain de l’ONUCI situé à l’entrée de Duékoué. A leur corps défendant, les militaires onusiens font le ménage en nous installant sur une aire vague en pleine plantation de cacaoyer, à proximité de leur camp. Femmes, enfants, bébé, vieillards, jeunes et adultes, tous des voyageurs et ne se connaissant pas du tout, vont partager leur destin là, à même le sol, au pied d’une vieille bâtisse tenue par un vieux gardien. «Notre rôle ne consiste pas à héberger, à recueillir les gens dans nos camps, c’est exceptionnel, votre présence est acceptée momentanément», explique avec un brin de fermeté, un soldat marocain à ses visiteurs du moment à qui des nattes sont distribuées. Dans le même temps, les soldats dressent un corridor autour de leurs visiteurs inattendus.
Pendant ce temps, les combats entre forces loyalistes et pro-Ouattara font rage dans la ville. Des informations persistantes font état de ce que les forces pro- Ouattara mènent le bal sur le terrain, c’est-à-dire contrôlent la quasi-totalité de la ville. Certains automobilistes retranchés comme nous avaient perpétuellement le téléphone collé à l’oreille et dissimulaient mal leur enthousiasme. 14 h. Il se passe quelque chose. Les FDS loyalistes ont-elles du renfort ?
Toujours est-il qu’une hystérie s’est emparée du contingent marocain. Qui fait sortir de son camp d’importants engins militaires. Ordre est donné pour que les visiteurs hommes suivent les femmes et les enfants dans le camp où auparavant, seuls les derniers cités avaient été admis. Pourquoi tout ce ménage ? La réponse ne se fait pas attendre pour les fugitifs qui s’activaient à installer leurs nattes au sein du camp. Parce que la terre tremble. Car les armes lourdes postées ça et là dans le camp et hors du camp ont été actionnées et vrombissent. On saura un peu plus tard que l’ONUCI réagissait pour mettre sous l’éteignoir les FDS qui reprenaient du poil de la bête en reprenant le contrôle de la ville. Les forces pro-Ouattara étaient donc en difficulté. Cet état de fait est plausible d’autant qu’un des leurs en treillis qui a abandonné son arme s’est présenté au camp pour indiquer de façon précise les positions de leurs ennemis (FDS). Surtout du côté de la zone carrefour, un quartier des autochtones guéré, fief des groupes d’auto-défense locaux depuis 2002, date de l’éclatement de la rébellion armée en Côte d’Ivoire.
L’ONUCI dont les chars sont déjà présents dans la ville pendant les combats intensifie ses frappes dans le quartier général des autochtones Wê où tous les civils se sont enfermés dans leurs habitations. 18 heures, les combats ont baissé en intensité. Le ciel de Duékoué est noir de fumée comme si l’on venait de brûler des champs pendant les travaux champêtres. Cette fumée traduisait l’âpreté des combats au cours de la journée. Autour de 18 heures 30, un hélicoptère de l’ONUCI survole la ville. «Condoléances et courage à vous dont les parents sont tombés aujourd’hui à Duékoué, parce qu’il y en a eu», concède de façon pathétique un soldat onusien qui s’est approché de ses hôtes, terriblement désabusés. A la suite des frappes de l’ONUCI, les FDS perdent la ville. Seule poche de résistance, le quartier carrefour en cette fin de la journée du lundi 28 mars 2011. Toute la nuit, avec l’accalmie, les populations civiles, dans le dénuement total, fuyant la mort, prennent d’assaut le camp onusien.
La journée du mardi 29 mars 2011, même scénario. Ah cette journée du pire cauchemar pour les populations de Carrefour qui, passé pour la fois sous le contrôle des forces pro-Ouattara aux premières heures du jour (mardi 29 mars 2011), va subir les violences les plus extrêmes. Au quartier carrefour, les conquérants ne se sont pas posés de question. Toutes les maisons dont les portes sont closes sont détruites et les occupants tués. Ou encore celui qui tente de s’échapper à la vue des assaillants est fusillé sans autre forme de procès. Que ce soit avant ou après les combats, ce scénario a été mis en scène à la lettre par les forces pro-Ouattara à Duékoué et particulièrement au quartier carrefour. En tous cas, dans le camp onusien où nous étions, les témoignages des fuyards reçus heure après heure étaient invariables. D’ailleurs, un des soldats onusiens ne peut s’empêcher, devant de telles horreurs et atrocités. «J’ai fait le Congo. J’y étais pendant la guerre mais ce que j’ai vu à Duékoué ici n’a rien à voir avec ce que j’ai vu au Congo. Au quartier carrefour, la scène est insupportable. Nous les soldats de l’ONUCI nous serons obligés d’aller ramasser les corps pour éviter les épidémies. On n’attendra pas les ordres de nos chefs ou toute autre action», raconte-t-il avec émotion. Il montre encore plus qu’il est un digne fils de l’Afrique.
«Tout ce qui arrive est la faute des Africains qui ne sont pas unis. Le jour où ils parleront le même langage, les Occidentaux seront déphasés et on ne verra plus ce genre de scène», poursuit-il face à ses deux interlocuteurs (moi-même et un autre ami) un peu détaché du groupe des «pensionnaires» dont le nombre grossissant avait pratiquement submergé le camp onusien. Nous sommes mercredi 30 mars 2011. Ce jour marque le départ d’une autre vague des visiteurs du camp après celle du mardi après-midi, à destination de Man et de Duékoué ville. Après notre départ, les nombreux pensionnaires restés dans le camp ont été expulsés. La mission catholique leur a été recommandée. Sur le motif de cette expulsion, les voyageurs partis du côté de Taï racontent que l’ONUCI suspecte certains fuyards enregistrés dans le camp d’être des miliciens. Un tel motif, on s’en doute, exposait encore plus les expulsés au massacre. Toutes ces situations combinées justifient-elles les tueries massives et ciblées des civils à Duékoué que dénoncent les organisations de défense des droits humains ? Tout porte à le croire.
correspondance particulière de Kambire Sitafa, Notre voie